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Discussion sur la lutte contre les insurrections avec le général Mahamane Touré

L’ancien chef d’état-major de l’armée malienne, le général Mahamane Touré réfléchit aux leçons tirées des luttes contre l’insurrection dans le nord.


Les insurrections constituent un élément essentiel du paysage de la sécurité en Afrique. Elles traduisent le recours à la violence de certains groupes en tant que réponse à tout un éventail de griefs – économiques, politiques ou communautaires – ou sont le signe d’une exploitation opportuniste de la faiblesse des gouvernements dans le but de poursuivre les intérêts personnels des chefs insurgés. Toutefois, les ripostes anti-insurrectionnelles ont eu tendance à se limiter presqu’exclusivement aux moyens militaires, au lieu de s’intéresser aux facteurs de ces conflits. Pour mieux comprendre les défis posés,  le Centre d’études stratégiques sur l’Afrique s’est adressé au général Mahamane Touré qui, comme chef d’état-major des forces armées maliennes entre 2013 et 2016,  était chargé de la lutte anti-insurrectionnelle dans le nord. Il a également joué un rôle essentiel dans la création du Groupe des cinq (G5), une coalition régionale de pays sahéliens ayant pour objectif le renforcement de la coopération transfrontalière en matière de sécurité : Mali, Mauritanie, Burkina Faso, Niger et Tchad.

Gen. Mahamane Touré

Gen. Mahamane Touré

Q : Quels sont les principales leçons tirées par le Mali sur l’efficacité des opérations anti-insurrectionnelles ?

Mahamane TouréLa lutte contre l’insurrection est totalement différente d’un conflit de type conventionnel, pour lequel nos forces armées ont, en principe, reçu la préparation, la formation et l’équipement adéquats. En tant que telle, elle requiert une approche différente.

Tout d’abord, parce que les insurrections ont majoritairement pour source des griefs profondément ancrés, nous militaires sommes appelés à jouer un rôle, quel qu’il soit, pour essayer de comprendre et corriger ces griefs au lieu de réagir aveuglément. Au cœur de cette tâche se situe la nécessité pour les officiers supérieurs et les commandants d’aider les hommes du rang à comprendre que la protection des civils est cruciale au succès de la lutte contre l’insurrection. Du côté politique, les dirigeants stratégiques doivent d’abord mettre en place des mesures politiques, sociales et administratives pour atténuer et corriger les problèmes responsables des insurrections. Le gouvernement doit prendre, et le montrer, des mesures sérieuses pour résoudre les griefs sociaux et politiques.

« Les insurgés, pour la plupart, exploitent la méfiance qui existe entre les forces de sécurité et les citoyens. … Notre succès est directement fonction de notre bonne conduite et de notre sincérité à vouloir traiter les racines sociales de la violence. »

Deuxièmement, le renseignement est essentiel, mais il doit venir de la population de plein gré. Cela dépend uniquement du niveau de confiance que les citoyens ont dans leurs forces armées et le gouvernement. Par conséquent, la qualité du renseignement dépend de la conduite, qui se doit exemplaire, de ceux qui exécutent les opérations de lutte contre l’insurrection et témoigne des bons rapports qui existent entre eux et la population qu’ils ont juré de protéger. Les insurgés, pour la plupart, exploitent la méfiance qui existe entre les forces de sécurité et les citoyens. Ils peuvent ainsi se comporter comme « un poisson dans l’eau » pour utiliser la terminologie maoïste. Les insurgés peuvent également forcer la population à les soutenir.  Notre succès est directement fonction de notre bonne conduite et de notre sincérité à vouloir traiter les racines sociales de la violence.

Q: Comment appliquez-vous ces leçons aux opérations sur le terrain ?

« Les réponses à la contre-insurrection, cependant, ont eu tendance à se concentrer exclusivement sur les moyens militaires, plutôt que sur les divers facteurs de ces conflits. »

MT: L’utilisation des procédures et tactiques classiques est insuffisante et inappropriée. Comme chefs militaires, nous devons essayer d’étudier et d’apprendre la dynamique complexe des schémas changeants de l’insurrection afin d’ajuster la doctrine, la formation, les tactiques, les procédures et le déploiement pour réagir de manière adéquate. D’un point de vue opérationnel, nous devons nous écarter du recours indiscriminé et inconditionnel à la force et nous diriger vers des opérations ponctuelles et flexibles axées sur le renseignement et employer le minimum de force nécessaire pour neutraliser les menaces actives. En outre, la lutte contre l’insurrection requiert par nature l’utilisation d’unités mobiles légèrement armées et très mobiles au lieu d’une concentration de troupes dans les zones fortement peuplées et les centres urbains.

Cette approche soutient aussi l’objectif plus vaste de la protection des civils, qui est au centre de nos opérations. Enfin, les insurgés capturés ne doivent être soumis à aucun mauvais traitement. Les militaires doivent remettre les suspects aux forces de l’ordre pour y subir les interrogatoires voulus et éviter de se conduire en justiciers. Notre tâche est de protéger et de défendre, et nous devons nous y consacrer sans réserve.

Q: Quels facteurs locaux d’un conflit une campagne de lutte contre l’insurrection peut-elle traiter ?

MT: Une insurrection est en substance une entreprise politique qui requiert une réponse politique. Les insurgés étant des citoyens du pays, ils doivent être vaincus sans être détruits.  Ceci est évidemment plus facile à dire qu’à faire. Des voies de communication et de communication sont indispensables. En outre, tous les acteurs nationaux doivent adhérer au processus et se livrer à une analyse de la nature du problème afin d’identifier les solutions politiques à mettre en œuvre.  Si le gouvernement est considéré comme légitime, la tâche de susciter un consensus national pour amorcer le règlement des griefs n’en sera que plus aisée.  Enfin, il s’agit du seul moyen d’éliminer les causes profondes de nombreuses insurrections.

Q: Vous avez fait allusion à la leçon malienne comme étant « la tête et la queue du lion » en ce qui concerne le remodelage de la coopération africaine et étrangère en matière de sécurité. Pouvez-vous préciser ?

MT:Au Mali, nous disons que si quelqu’un a besoin d’aide pour terrasser un lion, vous devez commencer par lui bloquer la respiration de manière à ce que l’autre personne puisse le saisir par la queue. Sinon, si vous saisissez le lion d’abord par la queue, il deviendra un danger pour les deux. En ce sens, la lutte contre l’insurrection doit être le fait du gouvernement légitime avec l’appui des forces armées et le soutien des populations. La tâche ardue d’édification de la légitimité et de mise en œuvre des tactiques appropriées appartient aux Maliens qui doivent l’initier.

Expert du CESA